Je me rappelle surtout ceux inondés d’une chaleur lumineuse presque inattendue, où mon esprit vagabonde toujours sur les coteaux de mes vacances à la ferme ou chez moi, tout simplement. Le moindre insecte passant à l’extérieur près de la fenêtre me distrait, m’emmène ailleurs.
Je suis comme un réfractaire de l’école, surtout des années primaires de la décennie soixante du siècle passé. Je la déserte en esprit en étant là, physiquement. Je la subis tant bien que mal.

Mon problème est la mémoire, elle est peut-être sélective, je ne sais pas. Mais on dit avec raison qu’elle sert l’intelligence. C’est peut-être cela, la clé de la réussite, mémoire et intelligence, n’importe laquelle, même celle que l’on catégorise comme idiote. Les autres sont des moutons, sans mémoire, qui se laissent mener par ceux qui leur offrent de quoi satisfaire la facilité et, pire, leurs plus bas instincts. C’est, il me semble, manichéen. Et cela conduit à des drames qui peuvent devenir atroces comme les génocides, l’holocauste…

Le professeur regarde au-dessus de ses lunettes et nous fait souligner en rouge, vert, bleu, noir, jaune des verbes, sujets, adjectifs, et divers compléments. Je m’emmêle les crayons jusqu’à être obsédé par les couleurs et non le sens de la phrase. Cela danse dans ma tête, je sais ce qu’est un verbe, un sujet, un complément… Mais j’oublie la couleur qui doit les souligner.

J’ai pourtant une assez bonne orthographe : dans un concours-interécole à mi-chemin des six années primaires, je finis premier avec un 29,5/30.

L’annonce de ce résultat est faite dans le couloir, avant de rentrer en classe, pour minimiser la chose, la marginaliser, ne pas trop l’officialiser. Une anecdote quoi. Mais pourquoi donc ?

Me voilà en cinquième, année réputée difficile pour les matières enseignées, j’ai un instituteur redouté par tous qui se révèle être un tyran pour les élèves faibles et s’occupe plus volontiers des bons éléments. Je deviens un de ses souffre-douleurs. Injures, brimades, pincements de joues, tiraillement d’oreilles, et les miennes s’y prêtent bien. C’est douloureux, elles chauffent, rougissent et deviennent taches sur mon visage, naturellement pâle de rouquin. En plus, je suis plus grand que les autres et maigre de surcroît. Mes condisciples me harcèlent à la cour de récréation.
Les urinoirs en plein air, non abrités, sont puants. Le sol lisse, inondé de pisse est glissant. Il faut faire attention de ne pas chuter. Et bien entendu, certains viennent méchamment pousser dans le dos… L’immense majorité des toilettes ne ferment pas, sont sales et sans lunettes ; repoussantes. Je préfère me retenir et demander à m’y rendre durant le cours, même si c’est pour me faire rudement tutoyer et bien souvent, me voir refuser d’y aller.
La vie est infernale, je m’enfonce, j’ai des bulletins désastreux. Je hais ce professeur, j’ai peur.
Pour que les lendemains soient le plus lointain possible, je m’empêche de dormir. Lampe de poche sous les draps, jeux et lectures divers. Mes parents ne voient pas mon malaise.

Un ami, Thierry, prend note de toutes les injures et les montre à ses parents. Il quitte l’école en étant mis au mur des punis au moment de la sortie, ultime humiliation.
Un autre, Bernard, le suit. Je reste, l’école est à la porte de ma maison. Je la vois quand je sors de chez moi, rappel constant de ce que j’y subis. Je passe toujours de longues nuits.
Ma mère perçoit enfin mon mal-être. On m’envoie chez un psychiatre qui décrète que je ne peux pas avoir faim, qu’il faut que je mange dès que la fringale s’installe, des biscuits par exemple. Ma mère est interloquée.
On m’envoie chez un psychologue. Je passe un temps interminable dans son bureau. Il ne dit rien, je ne dis rien. Il écrit, range ses papiers. Au bout d’un temps infini pour moi, il me sort de son cabinet pour aller lire des bandes dessinées avec ses enfants.
Je n’y retournerai jamais.


Voilà qu’en hiver, l’instituteur doit aller en classe de neige avec les sixièmes. Un autre prend la relève en fusionnant sa classe avec la nôtre. C’est le jour de la nuit. Il est formidable, il prend le temps d’expliquer tant que tout le monde n’a pas compris.
On respire.
Notre instituteur s’étant cassé le bras, son remplacement se prolonge. Ô joie. Mais elle finit par prendre fin.
Le tyran revient plus adouci. Tout le monde le remarque. Que s’est-il passé ? On s’en moque.

Toujours est-il que je rate cette année et la redoubler n’arrange pas mes problèmes d’attention.
Cet instit m’a traumatisé à vie. Quand je parle de lui maintenant, je finis toujours par un « et que le Diable ait son âme ».
Mes insomnies viennent de cette période-là. La peur du lendemain. M’empêchant de dormir, c’est devenu une habitude, un blocage.
L’année suivante, le prof est formidable. Il m’explique, tout simplement, prend son temps, essaie d’autres voies et je vois à son regard et ses soupirs que cela devient difficile. Il trouve enfin la clé et ouvre une porte vers un domaine formidable : la logique. Rétrospectivement, je me rends compte que c’est probablement grâce à lui que j’ai pu trouver mon métier d’informaticien.